LECTURE DE "MER, ABSENCE ET PIERRE"
ou
Jeux et mots d'oiseaux cassés
par Luc LOUWETTE
licencié en philologie romane
Liège, bien sûr. Entrée d'un café. Je vois qu'il est assis sur un petit tabouret. Il consomme de l'orge pétillante. Son tic ? Il martèle en rythme la table du bout de ses phalanges. Ca y est, il me laisse lire Mer, Absence et Pierre. Anxieux, il attend, il respire, il espère. Je dois être sincère. Ah, si le poète pouvait nager dans l'esprit de celui qui le chante intérieurement ! Il lui faut alors trouver un langage souple, qui s'enroule aux colonnes de la pensée, qui coule tel la lymphatique Meuse dans les méandres de notre matière grise. Le poète devient tyran, et je me souviens du bouc émissaire, du Christ (33 ans) qui, représenté dans la souffrance, a tourmenté le jeune Sören Kierkegaard. Son visage douloureux forçait l'âme du futur philosophe danois. Ce dernier se défendra par le sarcasme. Ainsi, le poète nous tourmente mais son ricanement nous incite à retourner les fers. Le poète est arrivé à confondre sa douleur avec la nôtre et vice versa, en versant peut-être dans le vice. Je me prends au jeu ? Passons au texte proprement dit. Je ne citerai aucun passage. Tous conviennent. Ce serait redoubler un texte unique, craché ni plus ni moins.
Avant tout de formation musicale, Patrick Fraselle travaille sur des séries et des sonorités. Je m'explique. Les quelques phonèmes que nous a légués notre langue jusqu'ici, et combinables à merci, transforment la seule unité sémantique qui aurait dû être signalée, en une espèce d'organe arraché au corps du poète, tout chaud et remuant. Le voila qui vit de façon autonome sur le papier, dans cette boîte magique, ce seul et véritable instrument de liberté qu'est le livre. Sur le clavier du piano - Patrick est pianiste - des touches sont alignées : blanches, noires, bientôt touchées par les doigts eux-mêmes liés par des cordes de chair pour faire deux fois une main. Des cordes - cette fois métalliques - hypertendues plus les marteaux, des notes sur la partition - séries vaguement horizontales - tout cela se série, se lit, se dénombre, s'énonce et se déchiffre. La musique qui procède de ces opérations offre une chose unique et multiple à la fois, qui prend corps, qui a du corps tant physique que cinétique. Le mouvement ou plutôt la mouvance interne... Peu importe dès lors que le mot essentiel, celui qui résume tout, soit prononcé directement. Il pourrait en effet exister des pages uniquement signées, comme il pourrait y avoir de longues dissertations encerclant et/ou étouffant le verbe. - Au commencement était la Poésie, et c'est ce qu'affirmait déjà William Blake -. Celle-ci n'est peut-être que vagissement du nouveau-né, gargouillement de l'éclopé, vague identité du créateur-créature assimilés, à moins que ce ne soit le barrissement de la mer ou le bruit sourd du soleil.
Ici, le mot est spirale, un ressort qui vibre comme la respiration. L'inspiration, quant à elle, elle est insufflée au lecteur, qui par le biais de la contrepèterie ou de tout autres figures phono-syntaxiques, assiste à la brisure des carcans du terme sérié, uniformisé dans le dictionnaire. Les jeux rhétoriques de Patrick Fraselle provoquent la naissance d'avortons, de mutants. Il ne s'agit plus d'ordre ou de désordre, d'ordre dans le désordre, mais bien de vie nouvellement et soudainement là, autonome. Cela dérange
Pour en arriver à ce stade, il n'est pas nécessaire de trouver un nouveau vocabulaire, le dissolvant ou plutôt un produit « malacomorphisant » qui traiterait notre langue, exorciserait les impasses dans lesquelles se sont fourvoyés et parfois ont péri certains lettristes. Le jeu de mot ou la « fiente de l'esprit », qui pour moi n'a rien de péjoratif si elle n'est cet excrément de pigeon recouvrant les monuments par mépris simpliste des institutions, mais bien ce guano des oiseaux marins, qui à l'instar des animalcules grouillant dans les bouillons de culture ou la Grand-Mer-Baratte-de-lait-des-Hindous, nous laissent tantôt de belles concrétions, tantôt un nectar fermenté. Tout cela fertilise la mer et la pierre même si Patrick Fraselle clame la viduité et la rage qui en résultent. L'absence par l'écriture se mue en absolu voire en absolution de tout péché d'abandon gratuit. Le texte peut paraître gratuit mais il n'est pas inutile. Payer de sa personne pour offrir quelque chose à peu de prix est encore une fois dérangeant. De l'encre, du papier, quelques syllabes... Le tour est joué. Le lecteur peut être écouré de ces jeux de mots. Je l'ai vu se détourner. Les blasés haussent les épaules. Pas pour nous ! disent-ils. Ils ont quand même lu. Le coup, même faible est donné. D'autres s'amusent de ces mutations par pure intellectualité. La drogue a quand même agi sur leurs sens. D'autres encore se sont laissé engluer dans ce sperme noir et pétrifiant. A Dieu va ! Mieux vaut encaisser les coups, écouter et voir le poète violé-violent, qui se sent aussi petit qu'un crachat d'écume d'une mer indolore, sourde, aveugle. Contemplons ces yeux d'absinthe !
Il faut un maudit dans chaque décennie pour soulager nos peines mais le voilà qui se moque de nous, tel Protée, il change d'apparence, illusionne de par ses transformations rapides et successives.
Patrick Fraselle a cessé de pianoter le bois de la table, il laisse reposer ses mains, comme le livre repose maintenant sur la table, il repose son verre vide un peu blanc de mousse et, se frottant le menton laisse échapper un bref éclat de rire. Sa douleur nous a bel et bien joués et c'est nous qui avons pris un instant la défroque du paria dans cet univers clean et clownesque. Vampirisés, à notre tour vampires, gorgés d'un sang lourd, il ne nous reste qu'à le vomir ou le garder et devenir plus forts. L'esprit humain résiste à toutes ces épreuves qui lui sont pourtant indispensables. Nous sommes tous un peu des oiseaux cassés. Mais le silence et la joie nous environnent, il nous faut maintenant y puiser jusqu'à ce damner dans un nouveau recueil de Patrick Fraselle.
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